NINA DE VILLARD : UNE ARTISTE OUBLIÉE

ARUNA BALASUBRAMANIAN ’26

Aujourd’hui, peu de gens connaissent Nina de Villard (1842-1884). Pourtant, son nom circulait dans le monde intellectuel parisien entre 1863 et 1882, quand elle dirigeait un grand salon qui attirait de nombreux avant-gardistes renommés, comme Cézanne, Verlaine, Mallarmé et Charles Cros.1 Bien qu’elle ait été une salonnière, une poétesse, et une pianiste connue dans des cercles d’élites, elle tomba dans l’oubli après sa mort et était mentionnée seulement comme prétexte pour parler des hommes qui la visitaient. Cependant, son portrait, La Dame aux éventails d’Édouard Manet (1873), gagna une réputation internationale.2 Le public connaissait alors son image sans savoir qui elle était. L’effacement de Nina de Villard et la façon dont elle était traitée durant sa vie peuvent élucider quels types de préjugés les femmes artistes rencontraient en France au XIXe siècle… et encore aujourd’hui.

BIOGRAPHIE

Pour donner de la visibilité à cette figure historique, il faut savoir qui était Nina de Villard (1842-1884).3 Née Anne-Marie Gaillard à Paris, elle passa son enfance en Algérie avant de revenir à sa ville de naissance.4 Elle était musicienne, compositrice, et écrivaine et fut « instruite par les meilleurs maîtres du Conservatoire ». Elle faisait des concerts de charité chez Erard et Pleyel pour « un public d’élite », était citée dans des journaux pour ses compétences musicales,5 et publia ses poèmes dans Parnasse contemporain. Elle inventa Nina de Villard comme nom de scène et pseudonyme. En 1862, elle devint salonnière. Ses salons étaient très fréquentés et rassemblaient des artistes pour parler de leur travail de dix heures du soir à cinq heures du matin. Les membres se traitaient comme un groupe d’amis, et ils buvaient beaucoup d’alcool.6 Les salons étaient peu corrects pour une femme parce qu’ils lui permettaient de socialiser avec des hommes avec promiscuité.7 De Villard était alors vue comme frivole à cause de ses relations romantiques et sa carrière non traditionnelle.8 Néanmoins, elle inspirait ses amants (comme Charles Cros) et ses soupirants (comme Catulle Mendès), qui écrivaient sur elle.9 En 1863, elle épousa le comte Hector de Callias, journaliste du Figaro, après l’avoir rencontré à un de ses concerts et devint Nina de Callias. Cependant, les deux se sont rapidement séparés.10 Même après que son mari l’a poussée à arrêter de s’appeler « Callias », de Villard continuait à le faire parfois.11 Vers la fin de sa vie, ses salons étaient moins fréquentées12 et dans ses deux dernières années, de Villard était préoccupée par la hantise de la mort. Elle se croyait déjà morte et était qualifiée de folle.13 Les problèmes de santé mentale qu’elle avaient eu plus tôt dans la vie se sont alors empirés.14 Malheureusement, parmi tous les visiteurs de ses salons, « quelques amis fidèles seulement l’accompagnèrent au champ de repos ».15

De Villard poursuivait « un idéal de gloire et de reconnaissance » et pour l’atteindre, elle essayait de construire une « personnalité charismatique » dans ses performances artistiques et sociales. Elle se mettait souvent en exposition pour « se vendre comme produit commercial » parce qu’elle «se rêvait ‘à l’affiche’ », mais ceci ne l’apportait pas de satisfaction. Elle écrit : « Dans les salons corrects, joyeux comme la pluie / Dans le dos, malgré moi, (j’en rougis) je m’ennuie ».16 Dans le sens qu’elle était passionnée de son art et qu’elle cherchait la célébrité, mais le manquait toujours et était mécontente professionnellement, de Villard ressemblait à une artiste bohème. En effet, certains savants disent qu’elle créa un « salon bohème ».17

REPRÉSENTATIONS DANS L’ART

Pour ses aspirations à la grandeur et son comportement, de Villard était considérée extravagante et bizarre et ses contemporains lui manquaient de respect. Par exemple, en la décrivant après sa mort dans le Supplément littéraire du Figaro du 12 avril 1890, Charles Baude de Maurceley l’insulta : elle était « massive » et il « voyait qu’elle n’avait jamais porté de corset ». Il expliquait qu’à ses salons, elle « passait aux yeux de tous pour une femme supérieurement douée, mais un peu folle » qui a dû passer six mois dans une maison de santé et qui était alors autorisée à poursuivre ses fantaisies par sa famille.18 La réputation de Nina de Villard était menacée par les attentes pour femmes que ses contemporains masculins perpétuaient. Manet participait à ce problème dans le tableau La Dame aux éventails (1873). Costumée à l’orientale, allongée comme la prostituée dans Olympia (1863), et entourée d’un fond japonais, la peinture la représente de manière fantastique et frivole. Pour cette raison, quand Hector de Callias découvrit l’annonce de la toile – un portrait de Nina de Callias – il écrivit immédiatement à Manet pour demander la suppression de son nom de famille du titre et que l’œuvre ne sorte jamais du studio.20 La réputation de Nina de Villard était précaire durant sa vie.


Les types de sexisme que de Villard rencontrait durant sa vie persistent. Aujourd’hui, le Musée d’Orsay la décrit dans La Dame aux éventails comme un modèle de Manet, « une femme fantasque, alternativement exaltée et neurasthénique, d’un tempérament névrotique que l’alcool conduit bientôt à la folie et à une mort prématurée à trente-neuf ans » qui fut mariée à un journaliste du Figaro. Ce n’est qu’après un paragraphe expliquant cela que l’article mentionne en une phrase que Nina de Villard tenait un salon brillant à l’époque du portrait. Dans le dernier paragraphe, le Musée compare la représentation de la figure à une prostituée. Il ignore que de Villard était une artiste douée, considère à peine qui elle était, et concentre son histoire sur la folie. Des hommes artistes de la même période qui avaient des problèmes mentaux ne sont pas méprisés d’une façon similaire. Par exemple, Van Gogh était violent, se coupa l’oreille,21 et passa un an dans un asile,22 mais il est pourtant adoré, et le Musée d’Orsay ne mentionne ni ses problèmes mentaux ni ses tendances agressives. De la même manière, Toulouse-Lautrec avait la paranoïa et vécut trois mois dans un asile psychiatrique.23 Le Musée ne mentionne pas cela. Par contre, Nina de Villard a toujours été définie par l’hystérie, un stéréotype sexiste.

L’OUBLI


Ce qui précède n’explique pas pourquoi elle est tombée dans l’oubli. Une raison pourrait être que, dans le domaine de la poésie, les critiques et les historiens se concentrent souvent sur des hommes comme Hugo, Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé (dont le dernier fréquentait le salon de Nina de Villard). Ceci pousse les œuvres d’autres écrivains – et surtout les femmes – dans l’obscurité. De plus, au XIXe siècle, la poésie était considérée comme un art masculin et les poèmes de femmes n’étaient pas jugés comme des œuvres sérieuses. Les poétesses ont dû mener des vies atypiques pour être capables d’utiliser leurs éducations, connexions, et fortunes personnelles pour prospérer malgré les obstacles qui les affrontaient. Même si certaines d’entre elles sont devenues connues durant leurs vies, elles n’ont pas pu rester célèbres après leurs morts parce que la société les ignorait dès qu’elles n’étaient plus sur le devant de la scène.24 C’est le cas de Nina de Villard : elle était une poétesse typique de son temps, dans la mesure où elle prospérait professionnellement et était vite oubliée.
Une autre raison pour sa tombée dans l’obscurité peut être que les institutions continuent de perpétuer le dénigrement sexiste dans leurs archives. Par exemple, les collections des grands musées manquent d’œuvres de femmes artistes.25 En outre, les établissements comme le Musée d’Orsay peuvent créer des doubles standards dans leurs analyses d’artistes. Par exemple, comme expliqué auparavant, le Musée ne mentionne pas les problèmes mentaux de Toulouse-Lautrec ou de Van Gogh dans ses descriptions des artistes et de leur travail de génie mais présente Nina de Villard comme une salonnière folle, sans parler de ses dons artistiques.

CONCLUSION : LA VÉRITÉ


Il y a un manque de sources d’information sur Nina de Villard.26 Même certains documents qui parlent d’elle ne donnent pas beaucoup de détails. Par exemple, dans La Vérité sur le salon de Nina de Villard, Charles Baude de Maurceley, la plupart des pages sont consacrées aux discussions des hommes qui connaissaient de Villard et à leurs poèmes à eux. D’autres sources, comme le Musée d’Orsay, la représentent de manière douteuse. Alors qu’apprenons-nous en la recherchant ? En premier, on a l’opportunité de revisiter ses œuvres littéraires et de la redécouvrir : on peut lire ses poèmes sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France.27 En deuxième, on peut la reconnaître non seulement comme une salonnière, mais aussi comme une poétesse et une musicienne accomplie. Finalement, on peut utiliser Nina de Villard comme un rappel des défis que les femmes ont affrontés dans les arts au XIXe siècle, mais aussi des progrès qu’on continue à faire en développant l’histoire de l’art pour les représenter. 

NOTES

1. Charles Baude de Maurceley, La Vérité sur le Salon de Nina de Villard, ed. Michael Pakenham (La Vouivre Librarie-Editeur, 2000), 1.

2. Sandrine Harismendy-Lony, “Entre Paraître et Disparaître: Le “Testament” de Nina de Villard,” Nineteenth-Century French Studies 30, no. 1 (2001): 81-91. doi:10.1353/ncf.2001.0041.

3. Charles Baude de Maurceley, La Vérité, 1.

4. Nina de Villard, Feuillets Parisiens, ed. Edmond Bazire, 27 jan. 1885, 1, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k621317/f8.item.texteImage.

5. Charles Baude de Maurceley, La Vérité, 10.
6. Marie Boisvert, “Du Côté de Chez Nina: un Salon à Revisiter,” Revue Verlaine, no. 12 (2014): 33–48, https://www.jstor.org/stable/48501971.
7. Marie Boisvert, “Du Côté de Chez Nina.”
8. Charles Baude de Maurceley, La Vérité.
9. Sandrine Harismendy-Lony, “Entre Paraître et Disparaître.”
10. Charles Baude de Maurceley, La Vérité, 10.
11. Sandrine Harismendy-Lony, “Nina de Villard, Singulière Parisienne,” Nineteenth-Century French Studies 27, no. 1/2 (1998): 200–213. http://www.jstor.org/stable/23537565.
12. Charles Baude de Maurceley, La Vérité.
13. Sandrine Harismendy-Lony, “Entre Paraître et Disparaître.”
14. Charles Baude de Maurceley, La Vérité.
15. Charles Baude de Maurceley, La Vérité, 45-46.

16. Sandrine Harismendy-Lony, “Entre Paraître et Disparaître.”
17. Sandrine Harismendy-Lony, “Nina de Villard, Singulière Parisienne.” 18 Charles Baude de Maurceley, La Vérité, 13-14.

19 Sandrine Harismendy-Lony, “Nina de Villard, Singulière Parisienne.”
20. “La Dame aux éventails,” Musée d’Orsay, https://www.musee-orsay.fr/fr/oeuvres/la-dame-aux-eventails-1136.
21. Angelique Chrisafis, “Art Historians Claim Van Gogh’s Ear ‘Cut Off by Gauguin’,” The Guardian, 4 mai, 2009, https://www.theguardian.com/artanddesign/2009/may/04/vincent-van-gogh-ear.
22. “Corridor in the Asylum,” The Metropolitan Museum of Art, https://www.metmuseum.org/art/collection/search/336327.
23. Francesco Carelli, “Henri de Toulouse-Lautrec’s Talent – and Troubles – Were Larger than Life,” London journal of primary care 9, no. 1 (26 Dec. 2016): 14-15, doi:10.1080/17571472.2017.1274936.

24. Nancy Sloan Goldberg, “An Anthology of Nineteenth-Century Women’s Poetry from France,” South Atlantic Review 75, no. 3 (2010): 153+, Gale Academic OneFile, https://link.gale.com/apps/doc/A297040287/AONE?u=googlescholar&sid=googleScholar&xid=ae8da3b3.
25. “Femmes Artistes,” Bibliothèque Nationale de France, https://www.bnf.fr/fr/femmes-artistes#bnf-l-art-et-les-femmes-bibliographie.
26. Charles Baude de Maurceley, La Vérité, 1.

27. Nina de Villard, Feuillets Parisiens.

RÉFÉRENCES
Boisvert, Marie. “Du Côté de Chez Nina: un Salon à Revisiter.” Revue Verlaine, no. 12 (2014):
33–48. https://www.jstor.org/stable/48501971.


Carelli, Francesco. “Henri de Toulouse-Lautrec’s Talent – and Troubles – Were Larger than
Life.” London journal of primary care 9, no. 1 (26 Dec. 2016): 14-15.
doi:10.1080/17571472.2017.1274936.

Chrisafis, Angelique. “Art Historians Claim Van Gogh’s Ear ‘Cut Off by Gauguin’.” The
Guardian, 4 mai, 2009.


https://www.theguardian.com/artanddesign/2009/may/04/vincent-van-gogh-ear. “Corridor in the Asylum.” The Metropolitan Museum of Art.


https://www.metmuseum.org/art/collection/search/336327.
De Maurceley, Charles Baude. La Vérité sur le Salon de Nina de Villard. Ed. Michael Pakenham
(La Vouivre Librarie-Editeur, 2000).


De Villard, Nina. Feuillets Parisiens. Ed. Edmond Bazire, 27 jan. 1885.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k621317/f8.item.texteImage. “Femmes Artistes.” Bibliothèque Nationale de France.
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