Faire renaître un homme envolé : les prouesses littéraires d’Étienne Kern dans « Les Envolés »

Max Heimowitz

Jeune homme allemand, Franz Reichelt s’installe à Paris afin de réaliser ses rêves. Tailleur de profession, il se fascine pour le monde de l’aviation. Il crée donc une invention qui est censée lui permettre de sauter en toute sécurité de la tour Eiffel. Ce voyage d’identité, de désir, de fuite, retrace la vie compliquée et souvent triste de Franz. Un témoignage des prouesses littéraires d’Etienne Kern.

C’est le matin du 4 février 1912. Un homme pose le pied sur la rambarde de la Tour Eiffel. Cet homme, il a une invention. Une foule entoure la structure, en attendant le moment où il va sauter. Des reporters commencent à filmer cet événement, qui ne peut que mal finir. La chance, il n’en avait aucune. La mort de cet homme devient l’une des premières capturées par une caméra. 

Ainsi commence le roman Les Envolés, pendant une époque de grands changements. Un nouveau siècle à peine commencé se trouve confronté à l’exploration et aux voyages aériens. Franz Reichelt, homme de Bohême, né à Wegstädtl, s’installe à Paris en 1900. Cet Allemand de 21 ans laisse derrière lui son passé pour devenir un étranger dans un nouveau pays et ne trouvera jamais tout à fait sa place. C’est un homme tranquille, qui parle peu, ayant eu des difficultés à maîtriser la langue française, qu’il prononce toujours avec un accent allemand. Mais surtout, il est rêveur : « À ceux qui l’écoutaient, il parlait des nuages et des larmes, de ces mondes lointains, de toutes ces choses de la terre et du ciel que ne savent que les enfants et les fous. Mais la plupart du temps, il ne disait rien » (19). Le roman est le portrait d’un homme simple aux grands rêves, dont la vie n’est connue qu’en raison de la fin de sa vie. Mais l’écrivain Étienne Kern essaie de faire renaître les ambitions, les expériences, les rêves de cet homme.

La narration n’est pas complexe : les phrases sont très courtes, la structure n’est pas compliquée, les images ne sont pas très saillantes. Le roman déroule lentement l’histoire de Franz, tenant le lecteur en haleine, dans l’espoir d’atteindre la disparition inévitable du personnage principal. On sait bien sûr ce qui va arriver à la fin du roman, la mort de Franz. On s’attend pourtant à retrouver les détails d’une vie troublée. La vie de Franz se reflète dans une rêverie onirique, alternant des moments de triomphe et de désespoir. Mais la question qui prime tout au long du roman est la suivante : quelle est la raison pour laquelle Franz a finalement décidé de sauter de la tour Eiffel ?

Étienne Kern mêle l’histoire vraie de Franz Reichelt à ses propres souvenirs. Chaque partie du roman est entrecoupée par une partie en italique, où la voix propre de Kern entre dans les pages. Il s’adresse à Franz lui-même, créant un dialogue, mais un dialogue sans réponse : « Tes bras nous accueillent. Tu as l’air désolé, battu d’avance. C’est comme si tu nous disais : Ce n’est que moi » (25). Le pronom « tu » introduit un sentiment de familiarité envers Franz, permettant au lecteur d’habiter le monde que l’auteur a créé. Alors que Franz lui-même et sa vie ne sont pas rentrés dans la mémoire collective, Kern crée un lien entre Franz, lui, et le lecteur, le tout issu de sa propre fascination personnelle. Kern nous explique : « Je collectionne les photos de toi » (25). Ces petits extraits, ou la voix de l’auteur s’entremêle avec l’histoire de son personnage, sont remplis d’une mélancolie sereine, d’un désir de vraiment comprendre et connaître la vie Franz et ce qui l’a poussé à agir de cette manière. Mais Kern n’a jamais la main lourde ; son récit est tendre et attentionné. La vie d’un rêveur devient le rêve lui-même : « Tu es le rêve, la foi, le désir, le vertige » (34). 

Chaque moment d’interruption fonctionne donc comme une pièce du puzzle. Et ces pièces sont imprégnées d’un désir inébranlable, d’une croyance inébranlable. Cependant à un seul moment, au lieu de le tutoyer, Kern choisit de vouvoyer le lecteur. La fluidité s’interrompt, la vitesse du texte diminue, et Kern interroge son lectorat, son public. Ou peut-être que c’est la foule à laquelle il s’adresse, qui a entouré la Tour Eiffel en ce jour fatidique. Le temps s’arrête, s’écoule entre le passé, le présent, le futur : « Vos avions à vous ne disent pas la peur, la bombe en plein vol, les prises d’otages, le World Trade Center, les disparitions au-dessus de l’océan, l’empreinte carbone, l’imminence du désastre » (39). Un bref retour au tutoiement, et puis le « vous » reprend la parole : « Tu n’es pas seul, sur cette rambarde, à cinquante-sept mètres du sol. Avec vos moustaches, vos bérets, vos ombrelles et vos beaux chapeaux, vous y êtes tous, penchés au-dessus du même gouffre » (39). Les désirs de Franz ne lui sont pas propres, ils sont partagés par ceux qui étaient présents ce jour-là, mais aussi par notre propre présent. Nous sommes tous au-dessus du gouffre—gouffre littéral ou métaphorique, cela dépend, mais qui demeure constant, c’est que nous nous apprêtons tous à sauter. À faire quelque chose de fou, de grand, de significatif. Ce sont des sentiments universels, partagés, à travers des siècles, qui nous lient à l’histoire de Franz.

« Franz est quelque part entre le ciel et la terre » (96). Kern dresse le portrait d’un personnage à l’état d’entre-deux, essayant de trouver son équilibre mais n’y parvenant pas tout à fait. Chaque chapitre s’appuie sur le personnage de Franz, mais l’histoire n’est pas uniquement centrée sur lui. Kern insiste sur l’envie débridée d’explorer, de réaliser quelque chose de grand, d’être un grand homme. Son ami Antonio n’entre dans le roman que brièvement, mais sa présence se fait sentir tout au long du récit. Après avoir travaillé avec Franz, Antonio se lance dans un projet personnel. Il ose voler avec une aile cassée, et il en subit les conséquences. Kern décrit l’accident directement, avec une langue dépouillée, sans émotion : « Le pilote tué sur le coup, son corps écrasé par le moteur, sa tête enfouie dans la terre froide » (42). Kern questionne la façon dont on se souvient des morts, des disparus, des personnes qui ont tenté de réaliser leur rêve. Sont-ils décrits de la manière dont ils sont morts, violemment ? 

Cependant, Kern ne décrit pas les émotions, il les démontre. Après la mort d’Antonio, « Tout était vide » chez Franz : 

Les fenêtres rougeoyaient sur les façades. De grands nuages gris se tordaient au-dessus des immeubles. Le ciel tombait en lambeaux. La tour Eiffel, dans un écroulement de métal, projetait sa masse sombre sur la Seine. Franz gardait les yeux fixés sur ce reflet. Il sentait peu à peu refluer, venu d’un autre siècle et d’un autre pays, tout un passé de choses tues et de rêves avortés. (43-44)

La tour Eiffel devient symbole à la fois de peur et d’espoir, de grandeur mais aussi d’inquiétude. Kern s’abstient souvent de préciser les sensations qu’éprouve Franz. La maîtrise de sa plume se révèle dans l’implicite. Les images sont claires, pleines de couleur, mais d’une couleur sourde. L’état physique du ciel, de la tour, est instable. Et pourtant, il ne lui reste plus que le reflet de cette grande masse à contempler dans l’eau. Comme Kern l’a déjà indiqué, Franz existe dans un état d’entre-deux, un état mobile sans fondement solide. Sa propre existence est entre le ciel et la terre, mais il peut repérer un objet ou une image, sur lequel il projette ses sentiments. 

La mort d’Antonio affecte profondément la psyché de Franz, tout comme le ton du texte, laissant place à un motif de solitude, de désir téméraire d’atteindre son objectif, quel qu’en soit le prix. Franz est enveloppé d’une obscurité qui le suit alors qu’on retrace le reste de son histoire. La mort de Franz, qui attire l’attention, qui fascine Kern, le suit de la même manière—un désir désespéré d’interpréter et d’interroger la vie de Franz et ses motivations pour un acte apparemment imprudent. Le style du texte et les intentions de l’auteur se manifestent dans l’histoire elle-même, dans sa forme. Observation peut-être trop simpliste, mais incroyablement pertinente, Kern met en évidence cette réalité intangible de la vie : « Les gens que nous aimons, nous ne pouvons rien pour eux » (47). 

Tout au long du roman, Kern met l’accent sur le désir de voler, et ce que cela veut dire à un tel moment, alors que le vol aérien devient de plus en plus répandu et populaire, obtenant une signification mythique. Au début du mois de février 1912, Franz annonce qu’il va tester son invention d’un costume-parachute en sautant de la tour Eiffel. Ayant reçu l’accord de la Préfecture de Police de Paris, à condition qu’il utilise un mannequin, Franz arrive le jour de son saut sans mannequin, et personne n’intervient. Un film en noir et blanc de cet événement existe, qui témoigne de cet acte fou de ce matin de février. Qu’est-ce qu’il y a de semblable entre le vol et le saut ? Qu’est-ce qui pousse quelqu’un à vouloir sauter ou voler ? Pourquoi Franz sauterait-il de la tour, sans mannequin ? Kern essaie de comprendre, de rationaliser, de justifier une telle décision : 

Tu voulais mourir. Tu mourais plein d’espoir, aveuglé jusqu’au bout par ton rêve. Tu étais une victime. Sans cette caméra, peut-être, tu aurais fini par redescendre de cette chaise, bredouiller quelques excuses et rentrer chez toi. Tu étais un héros : tu refusais le réel, tu faisais sauter les rambardes.
Tu étais tous les scénarios. Tu étais tout ce qui m’obsède. Le souvenir des corps qui chutent. L’évidence de cette quatre-vingt-deuxième seconde qu’il faudra bien vivre un jour. Cette vérité si troublante : l’expérience du vertige n’est pas la peur de tomber mais le désir de sauter. (58-59).

Son acte est-il héroïque ? Un acte de défi ? Sa vie, ses amis, son identité, ses prouesses techniques, son étrangeté, tout se mélange. À bien des égards, Les Envolés n’est qu’une petite exploration, un vol. Kern ne donne pas de réponses exactes à toutes ses questions, mais c’est là que réside la force de son écriture, ce qui fait que son œuvre vaut la peine d’être lue. On ne saura peut-être jamais ce que Franz croyait vraiment, ce qui se passait dans sa tête, mais on peut essayer d’assembler le puzzle compliqué de sa vie. On n’essayera peut-être jamais de voler en utilisant une invention de notre fabrication depuis la rambarde de la tour Eiffel de notre vivant, mais l’histoire de Franz mérite d’être racontée. Kern lie la vie de Franz à sa propre vie, mais aussi à la vie de ses lecteurs. 

Les Envolés est un roman délicat, dépouillé, mais toujours attendrissant et touchant. Le souvenir de ce personnage—de cette personne réelle—est tout ce qui reste, un palimpseste de l’expérience de sa vie. Kern lui-même est conscient des limites de sa narration, mais elles constituent l’essentiel de ce roman. Kern laisse à son lecteur ce simple fait : « ils ont été » (146). Qu’est-ce qu’on laisse derrière nous ? Il interroge le rapport que nous avons avec les disparus de leur mort à aujourd’hui, et la marque laissée par ceux qui se sont envolés. On se retrouve confronté à une situation qui paraît hors du commun, mais qui est en réalité bien plus proche de nous qu’on ne le pensait autrefois. Les Envolés donne vie à Franz, à première vue un personnage fou même anachronique pour notre époque, mais qui est surtout une présence tout à fait contemporaine. Cette nouvelle vie—sa renaissance—lui permet de vivre dans les pages de ce roman.


Ouvrages Cités : Kern, Étienne. Les Envolés. Gallimard, 2021.