L’ANTIQUITÉ

LUC-RYAN SCHREIBER

La dernière fois que je vis mon fils, il avait deux ans; demain, il fêtera son treizième anniversaire. Après maintes campagnes militaires avec l’Empereur Claudius, je pris ma retraite, avec les honneurs, au terme de la campagne d’Angleterre. Après que notre triomphe eut été annoncé à Rome, il y eut plusieurs semaines de fête: c’est là que je sentis qu’il était temps de rentrer chez moi et de revoir les miens. Étant un centurion avec de l’expérience et de l’autorité, je pus m’approprier une bonne partie du trésor confisqué aux Anglais. Derrière mon cheval, j’avais un chariot empli d’or, d’argent et d’autres trésors. À l’approche de ma ville natale, Lorium, je fus stupéfait par les changements qui avaient eu lieu au cours des dix dernières années. En approchant de la porte principale de l’ouest, avec le soleil couchant derrière moi, les murs blancs reflétaient la couleur rose du soleil.

Quand je passai à travers les portes magnifiques de la ville, je pris une minute pour les admirer. Elles avaient presque un mètre d’épaisseur, avec une foule de splendides détails gravés dans le bois épais. L’histoire de notre ville commençait au sommet de ces portes énormes. J’y vis la naissance du fondateur de notre ville Horatio, avec sa mère Fabia et son père Mars, dieu de guerre. Horatio, un demi-dieu, avait emmené avec lui ses gens, quittant le nord dangereux et inhospitalier pour un sud plus fertile et confortable où il fonda un village. La figure sculptée suivante était un bœuf représentant la fertilité et la force avec laquelle nous étions rapidement devenus de grands agriculteurs. Suivait un grand feu et la bataille pour la République Romaine, Hannibal contemplant sa ruine du haut de son éléphant. La scène suivante montrait la défaite d’Hannibal, terrassé par la main d’Horatio. L’histoire plus récente se déroulait : la chute de la République était détaillée ainsi que notre contribution à la gloire de l’Empire. Tout au long de l’histoire, les dates de chaque évènement apparaissaient, alors que le tiers inférieur de la porte était vierge, avec cette inscription: « Chaque génération écrira sa propre histoire ».

Les routes vides du paysage cédèrent leur place à l’agitation de la ville. En entrant, sur la droite, je vis le temple dédié à Janus, le dieu des portes. Ce n’était pas le plus grand des temples, mais il était très visité et, par conséquent, généreusement orné par des dons pieux. Les colonnes ioniques le soutenaient, en symétrie parfaite avec les deux portes traditionnelles, l’une ouverte et l’autre fermée. Je remarquai le bois d’ébène avec des gravures d’or: il était évident que la ville avait prospéré au cours de mon absence. Quand j’avais franchi cette porte pour la dernière fois, il y avait si longtemps, le temple n’avait qu’une seule porte et peu de décorations.

Mais le plus gros changement que je remarquai concernait la route. Le signe révélateur d’une route très utilisée est la présence de rainures creusées par le passage de dix-mille chariots. Elles avaient disparu. À leur place, de nouveaux pavés de calcaire, qui n’avaient pas plus d’un an, résonnaient à chaque fois qu’un sabot les heurtait ou qu’une roue leur passait dessus. Dans cette ville, je me sentais enfin à l’aise, réconforté par le bavardage constant qui venait des étals de marchandises installés en plein air. Après avoir passé les dix dernières années en compagnie des barbares du nord, sans être capable de communiquer avec la majorité d’entre eux, j’appréciais de pouvoir enfin employer ma langue maternelle.

Sur mon cheval, j’étais heureux de voir la civilisation comme elle devrait être. Les femmes qui faisaient leur marché portaient de longues tuniques et un manteau afin de protéger leur pudeur. Les hommes étaient vêtus de tuniques et de simples sandales, s’ils appartenaient à la classe inférieure, et la toge, s’ils étaient au service de l’État.

Quand j’arrivai sur la place principale, le temple de Jupiter se dressa devant moi. Ce dieu était le patron de notre ville et son temple était de loin le plus grand et le plus fleuri de tous. Large de vingt colonnes et haut de vingt mètres, c’était une merveille architecturale. Les murs portaient des inscriptions racontant l’histoire de son triomphe contre son père, dans leur guerre pour devenir le maître du ciel. J’entrai dans le temple afin d’y apporter mes remerciements après avoir accompli ce long voyage sans encombres. La statue géante de Jupiter, avec une grande barbe et des yeux d’or qui brillaient, se dressait devant moi. Il tenait la foudre dans sa main en signe de son pouvoir. Je me sentais humble et faible en sa présence. Je m’approchai de l’autel et de la flamme qui brûlait éternellement afin éloigner les ténèbres face à elle. Je m’agenouillai. J’avais avec moi une statuette en or, couverte d’une laine très fine et gravée avec les mots des païens, que j’avais choisie dans le trésor des Anglais. Je la déposai au milieu du brasier afin de montrer ma dévotion au dieu suprême. Avec un grand éclat de feu bleuté, mon cadeau aux dieux fut consommé, et la puissance du brasier montra que mon cadeau avait été apprécié.

Après une dernière prière, je sortis sous la voûte de marbre, l’écho de mes sandales résonnait dans toute la salle. En selle sur mon cheval harassé, je me dirigeai enfin en direction de ma demeure, dans le quartier le plus ancien de la ville. J’étais soulagé de laisser derrière moi les travaux de rénovation récents et d’atteindre ce coin que je reconnaissais. Ici, les maisons étaient plus simples, bien construites, mais sans extravagance. Après tout, nous étions des Romains, différents de ces Grecs venus vivre dans notre cité, avec un luxe effarant, pourvus d’un esclave pour chacun de leurs besoins. Ma lignée était ancienne et je ne tolérais pas que ma famille vive une vie indolente. Quand j’entrai dans l’atrium de mon domus, je constatai que tout ou presque était resté à l’identique. L’émotion la plus forte qui m’ait frappé provint des odeurs, du parfum de la lavande et de l’huile d’olive que ma femme gardait à la maison. Quelle joie d’être enfin arrivé, après tant d’années de guerre, vivant sans cesse l’épée à la main ! Comme la tradition l’exigeait, je me dirigeai immédiatement vers l’autel de mes Pénates, ces ancêtres de mon père et de son père qui avaient protégé la maison en mon absence, et des Lares, les protecteurs non seulement de mes fils, mais de toute ma famille.

Mon devoir accompli, j’appelai un serviteur et lui demandai d’aller chercher ma femme et mes enfants. Je m’assis en les attendant, et je remarquai que la cour avait légèrement changé, il y avait une nouvelle fontaine dont le marbre portait mon nom et un vœu pour que je revienne chez moi sain et sauf. Je fus très touché par cette attention à mon égard. Comme ma famille se faisait attendre, mes pensées s’attardèrent sur l’Angleterre et la longue et difficile décennie derrière moi. Enfin, j’entendis la course précipitée de ma femme et de mes enfants qui entraient dans la cour. Ma femme était presque comme dans mon souvenir, belle avec ses cheveux sombres et ses yeux noisette, son visage plein de vie. Quand j’étais parti à la guerre, elle était enceinte de ma fille et éclatante de santé. A mon retour, elle était encore cette femme, mais plus forte cependant, avec quelques rides au visage et une puissance acquise au cours de ces dix années passées à pourvoir aux besoins de la famille en mon absence. La petite fille que je n’avais jamais rencontrée se cachait derrière la jupe de sa mère, elle avait le visage de ma femme mais je reconnus mes yeux. Mon fils, qui ne pouvait pas se souvenir de moi, se dirigea vers moi et me salua bravement. Celui que j’avais quitté petit garçon incapable de marcher était maintenant presque un homme, grand et fort comme je l’avais été à son âge. Face à eux, il me fallut concentrer toute ma volonté pour contrôler mon émotion alors que j’étais submergé par le bonheur.

Après le dîner avec ma famille, je décidai que j’avais trop longtemps négligé l’éducation de mon fils; sa mère avait fait un travail admirable en mon absence, mais il y a certaines choses que seul un père peut enseigner à son fils. Après le dîner, je pris mon fils à part et lui dis qu’il était temps qu’il sache ce qu’est la guerre et qu’il devait se préparer pour le jour où Rome l’appellerait à son service, comme elle l’avait fait pour moi.

« Julius, tu descends d’une longue lignée de guerriers, nous sommes une famille fière et nous n’avons jamais abandonné Rome quand elle nous a demandé notre aide. Quand tu seras plus vieux, tu comprendras pourquoi j’ai dû vous quitter si longtemps. Ta mère pense qu’elle comprend, mais c’est toi seul qui dois vraiment comprendre. Un jour prochain, toi aussi tu devras laisser ta femme et ta famille pour nous défendre tous. Ce jour-là sera un jour de gloire, mais en attendant, la seule chose que je peux faire, c’est t’entraîner et te préparer. À partir de ce soir, et tous les soirs qui viendront, je vais te raconter ma vie dans la Légion romaine jusqu’à ce que nous arrivions au jour d’aujourd’hui ».

« Tout a commencé le jour de mes vingt-deux ans, deux ans après ta naissance… ».

Et le père, pendant des mois, raconta pour le plus grand plaisir de son fils les innombrables aventures qu’il avait vécues.