L’autodétermination dans les autobiographies d’Aimé Césaire, Colette et Georges Perec

Veronica ZIMMER

Les autobiographies ont parfois la réputation d’être narcissiques, ou du moins autocentrées. Selon Michael Tobias, un spécialiste des humanités, les autobiographies sont un symptôme de « l’enfer contemporain de l’égoïsme, des confessions médiatiques, et de l’angoisse expédiente » (Tobias 10). Cependant, les œuvres d’Aimé Césaire, Colette et Georges Perec montrent que l’autobiographie est un art qui peut réparer des traumatismes personnels des auteurs et donner aux lecteurs un nouveau regard sur les personnes marginalisées.

Ces trois auteurs utilisent la forme littéraire pour exprimer des traumatismes innommables. La recherche psychologique suggère que les victimes d’un traumatisme se dissocient de leurs souvenirs et expriment indirectement les effets de l’événement (Douglas 7). On peut voir cette psychologie détachée dans leurs livres. Césaire emploie la poésie pour parler du racisme ; Perec crée une allégorie pour montrer l’absurdité de son enfance pendant la Shoah ; Colette construit des euphémismes pour communiquer les tragédies de son éducation patriarcale.

Dans Cahier d’un retour au pays natal, Césaire a recours à une anaphore pour traiter de la violence coloniale. Il décrit « Ces petites pelletées de petites avidités sur le conquistador ; ces pelletées de petits larbins sur le grand sauvage, ces pelletées de petites âmes sur le Caraïbe aux trois âmes » (23). Il répète l’expression « petites pelletées » pour souligner la quantité de morts insensées causées par la colonisation. L’anaphore établit un rythme qui désensibilise les lecteurs ; ils commencent à voir les victimes comme les « sauvages », ou la poussière. Mais soudainement, Césaire commence un nouveau vers en écrivant « et toutes ces morts futiles » (23). Le symbole des pelletées disparaît, dévoilant la vérité épouvantable : les souffrances des peuples dans les régions comme les Caraïbes. Césaire vient de la Martinique ; ce poème est une façon pour lui de faire face à son histoire. La poésie aide Césaire à comprendre ce qu’il appelle les « absurdités sous l’éclaboussement de [sa] conscience ouverte » (23).

De la même façon, Perec invente une allégorie dans laquelle son enfance est représentée par une île fictive, « W ». Il mentionne que les enfants sur l’île « ne sont soumis à aucune surveillance » (188). Perec présente W au début comme un paradis où les enfants sont totalement libres. Cependant, il y a quelque chose de sinistre dans cette description. À savoir, où sont les parents ? Pourquoi le domaine des enfants est-il fermé par des « fossés, clôtures électrifiées » et « des champs de mines » (188) ? Ces obstacles suggèrent que W est en fait un enfer, marqué par les éléments effrayants de la bataille et de la prison. Cem Kupeli, un de mes camarades de classe, remarque que le nom « W » est « significatif, car il rappelle le lieu où le génocide systématique d’une race entière a été planifié », la Conférence de Wanseee en 1942 où les Nazis ont discuté « la solution finale de la question juive » (Mommsen 1). Cet élément confirme que les descriptions de W sont une représentation de l’enfance de Perec, lorsque son père a été tué pendant la deuxième guerre mondiale et sa mère a été assassinée à Auschwitz. Le manque de surveillance dans son enfance n’était pas libératrice pour lui ; c’était une blessure qui continue à le faire souffrir jusqu’à l’âge adulte. De la même manière que Césaire utilise la poésie, Perec emploie l’allégorie pour s’engager dans son passé perturbant, où son monde est rapidement passé d’une utopie à une dystopie.

Colette discute de ses souvenirs plus directement que Césaire et Perec, car elle écrit sur des traumatismes familiaux, pas les catastrophes historiques. Son autobiographie se fixe sur les détails de son enfance, au lieu de cartographier la colonisation ou le génocide. Le but de son histoire personnelle est d’illuminer la douleur quotidienne de grandir en tant que femme dans une société qui donne systématiquement la priorité aux hommes. Colette montre la gravité des petits actes commis à l’encontre des femmes au fil du temps.

Toutefois, Colette utilise la même stratégie de Césaire et Perec d’écrire allusivement sur ses émotions les plus intimes. Dans le deuxième chapitre de Sido, Colette rend visite à Mme B, une femme qui « commerce avec les esprits » (119). Mme B lit les paumes et voit les morts. Dans le cas de Colette, elle voit son père. Colette, pas satisfait de cette réponse, lui demande, « vaguement jalouse », si elle peut voir « une femme âgée qui pourrait être ma mère ? » (123). Mme B répond avec gentillesse, « Non, ma foi » (124). Cette conversation est un long euphémisme. Colette essaie de minimiser son désir de se connecter à sa mère avec la phrase « vaguement jalouse ». Néanmoins, ses actions contredisent le mot « vaguement » : elle cherche une chiromancienne avec une aura maternelle et elle n’accepte pas seulement l’ange gardien de son père. Colette veut comprendre sa mère énigmatique, une figure protectrice mais aussi distante, idéale mais aussi faillible. Elle n’a pas eu l’occasion de le faire du vivant de Sido, car Sido était plus attentive à son fils, un effet malheureux du patriarcat. Même dans l’au-delà, comme Mme B le déclare, « Sans doute qu’elle est occupée avec lui ». À cause de cette histoire familiale difficile, la réponse de Mme B, « Non, ma foi », est simple, mais dévastatrice. Sido restera un mystère. Colette ne peut pas regarder ce fait directement ; sa solution est de l’évoquer dans le contexte d’une conversation fantastique sur les fantômes. L’autobiographie l’aide à accepter qu’elle ne sera jamais assez proche de sa mère.

Ces trois auteurs utilisent des formes différentes pour exprimer des traumatismes—la poésie, l’allégorie et l’euphémisme—mais ils se concentrent tous sur leurs ancêtres. Typiquement, les autobiographies concernent leurs auteurs et tous les autres personnages sont secondaires. En revanche, Césaire, Perec et Colette se focalisent sur un personnage autre qu’eux-mêmes. Cette structure narrative sort des cas personnels ; il s’agit de reconnaître que nos identités reposent sur les histoires des gens qui nous ont précédés. Le but de ces autobiographies devient l’autodétermination dans les deux sens du mot : le fait de prendre en main l’histoire de sa vie et le droit d’une collectivité à assumer la responsabilité de sa propre vie politique (Seymour 168).

Si l’on prend le cas de Cahier d’un retour au pays natal, Césaire décrit un « nègre grand » qu’il voit sur un tramway (40). Césaire remarque la laideur de l’homme, malmené par des siècles de racisme. Les descriptions de son nez comme « une péninsule en dérade » et de sa peau avec des « îlots scabieux » suggèrent qu’il représente les Martiniquais (40). Cette scène a un lien intertextuel avec L’Odyssée d’Homère, une théorie élucidée par Richard Whitaker dans sa critique littéraire de Cahier. Césaire est comme Ulysse, qui débarque sur l’île des cyclopes et se moque d’eux pour leur laideur. Dans cette analogie, le « nègre » est le cyclope. Le nègre a « l’orbite » ; le cyclope a un œil singulier (41). Le nègre est « sans rythme ni mesure » ; le cyclope chante mal (40). Au début de l’extrait, Césaire s’identifie avec Ulysse, ce qui est logique compte tenu de son éducation coloniale à Paris (Toumson 15). Il rit de l’homme, une action qu’il admet être malveillante : « Ma lâcheté retrouvée ! » (41). Dans cette phrase, le mot « lâcheté » a un sens double. « Lâcheté »  décrit la laideur morale de son attitude, mais aussi l’apparence minable du « nègre », que Césaire réalise être une image de lui-même. Par cette déclaration amphibologique, il « retrouve » sa place dans une histoire répugnante. Il commence à compatir avec ses ancêtres. La poésie de Césaire se réapproprie l’histoire du racisme et renverse les stéréotypes insultants des Martiniquais.

Dans son autobiographie, Perec met l’accent sur sa mère et son décès. Il l’évoque implicitement dans ses descriptions de l’île de W. Le narrateur remarque que les filles sont séparées des garçons, piégées dans « les gynécées dont elles ne sortiront plus qu’à l’occasion des Atlantiades » (189). Pendant les Antlantiades, les athlètes courent après les femmes et essaient de les féconder—un rituel basé sur l’eugénisme. Ce chemin de vie des femmes a un parallèle avec la disparition de Cyrla Peretz. Elle a été séparée de Georges et mise à Auschwitz, un endroit connu pour la violence sexuelle contre les femmes détenues (Person 103). Perec relie également sa mère et les enfants de W avec son explication de leur premier jour comme athlètes : « Au début il ne comprendra pas » (190). Perec utilise le même verbe, « ne pas comprendre », dans son commentaire sur sa mère : « Elle mourut sans avoir compris » (53). Perec n’avait pas beaucoup de vrais souvenirs de sa mère à cause de sa mort prématurée. Ses références littéraires à Cyrla lui ont permis de témoigner de sa souffrance. L’histoire de sa mère rappelle aux lecteurs que tous les prisonniers dans les camps de concentration méritent que leurs histoires soient racontées avec soin. Les Nazis ont pris leur humanité ; Perec la restaure.

Colette s’intéresse à sa mère, comme l’indique le titre de son livre, Sido. Elle s’intéresse aussi à son père, Jules-Joseph Colette. Il voulait devenir auteur, mais il n’avait pas la confiance nécessaire. Colette cite de mémoire des livres qu’il n’a pas écrits, en incluant Mes Campagnes et Le maréchal de Mac-Mahon vu par un de ses compagnons d’armes (126).Ces deux livres parlent de la guerre. Il est possible que Jules-Joseph n’ait pas pu écrire sur ce sujet car il a perdu sa jambe en combat. Privé de sa force et sa voix, il se sentait dominé par Sido, la maîtresse de maison. Colette s’identifie avec Jules-Joseph, car elle était également intimidée et impressionnée par Sido. Jules est blessé par la guerre ; Colette est blessée par les dynamiques familiales. Le résultat est le même : une incapacité d’échapper à l’influence de Sido et à s’exprimer. Colette montre que la douleur de son enfance était aussi réelle que la perte d’une jambe et que le moyen de surmonter cette douleur est d’en parler. Elle fait une démonstration de l’autodétermination que d’autres femmes peuvent suivre. Colette n’aimait pas le féminisme organisé, mais Sido peut émanciper ses lectrices (Dekroba 9).

L’autoportrait de Frida Kahlo, Las Dos Fridas, illustre ce thème littéraire dans les trois livres. Deux versions de Kahlo se tiennent par la main. Ils ont des cœurs visibles, connectés par une artère. La Kahlo dans les vêtements traditionnels a un cœur déchiré ; elle a coupé l’artère et son sang goutte sur sa robe blanche. Cette image peut symboliser les livres de Césaire, Colette et Perec. Ils peignent un autoportrait en représentant la souffrance d’un ancêtre. Leur histoire est liée à l’histoire de quelqu’un d’autre. Par conséquent, leur guérison a des implications collectives. Cette peinture montre que l’autodétermination d’une personne qui écrit une autobiographie peut provoquer une libération plus vaste.

Pour ces trois auteurs, l’autobiographie ne sert pas seulement à nommer les traumatismes ; elle sert aussi à les surmonter. Ils font des déclarations métalittéraires sur la capacité des mots à réparer le passé et à créer un meilleur avenir. Par exemple, Césaire utilise les traditions orales africaines pour honorer sa race. Il dit « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont pas de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir » (22). Il essaie de créer de la beauté avec le son de ses mots, une ressource que les colonisateurs ne peuvent pas voler. Par exemple, il proclame, « Je roulerais comme du sang frénétique sur le courant lent de l’œil des mots en chevaux fous en enfants frais en caillots en couvre-feu… » (21). L’allitération en [l], [f], et [c] crée de la musique « précieuse » et puissante lorsqu’on lit à voix haute (21). Quant à Perec, à la page qui suit sa description des enfants de W, il déclare son goût pour la littérature. Il se souvient, « Je dévorais les livres que mon cousin Henri me donnait à lire » (193). Dans l’autobiographie elle-même, les livres sont la transition entre un chapitre sur W et un chapitre sur ses premiers souvenirs joyeux. Dans l’histoire réelle de Perec, les livres (en particulier ceux qu’il écrit) l’aident à gérer le traumatisme de la Shoah et à construire une vie adulte réussie. Finalement, dans le cas de Colette, elle explique qu’elle est devenue écrivaine pour accomplir ce que son père n’a pas pu faire. Pour compenser son « héritage immatériel » elle remplit les pages avec sa « grosse écriture » (126). Elle a créé son autobiographie pour aborder la tension et la tristesse inexprimées dans sa famille. Dans le processus d’écriture, elle exprime ce que son père tait et prend le contrôle du narratif de sa vie.

Ces trois livres montrent que la littérature, en comparaison aux autres domaines de la pensée, a un pouvoir unique de transmettre les expériences des peuples marginalisés. La science exige des preuves, mais Perec a bloqué ses souvenirs troublants de la Shoah. La philosophie occidentale demande un type de raison spécifique, mais les Africains comme Césaire ont des valeurs différentes. L’histoire favorise des évènements « significatifs » comme la guerre, mais Colette veut montrer l’importance de sa vie domestique. Ces trois auteurs ont recours à l’autobiographie pour documenter leurs histoires et celles de leurs ancêtres. L’effet de leur travail est illustré par l’autoportrait de Chéri Samba, J’aime la couleur de la vraie carte du monde. Il se peint lui-même et ce faisant, il met le monde à l’envers.

IMAGES

Kahlo, Frida. Las dos Fridas. 1939. Museo de Arte Moderno, Mexico City, https://blog.dma.org/frida-kahlo_the-two-fridas-las-dos-fridas/.

Samba, Chéri. J’aime la couleur de la vraie carte du monde. 2016. Magnin-A, Paris, https://www.artsy.net/artwork/cheri-samba-jaime-la-couleur-de-la-vraie-carte-du-monde.

BIBLIOGRAPHIE

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Césaire, Aimé. Cahier d’un retour au pays natal. Presence Africaine, 2000.

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Dekobra, Maurice. « Chez Madame Colette Willy ». Paris-Théâtres, 22 jan 1910, p. 9.

Mommsen, Hans. « La réalisation de l’utopique : la « solution finale de la question juive » sous le Troisième Reich ». Trivium, 22, mis en ligne le 02 septembre 2016. https://doi.org/10.4000/trivium.5317.

Perec, Georges. W ou le Souvenir d’Enfance. Editions Gallimard, 2008.

Person, Katarzyna. « Sexual Violence During the Holocaust: The Case of Forced Prostitution inthe Warsaw Ghetto ». Shofar, vol. 33, no. 2, 2015, pp. 103-121, 156. https://www.proquest.com/scholarly-journals/sexual-violence-during-holocaust-case-forced/docview/1652465471/se-2

Seymour Michel. « L’autodétermination interne et externe des peuples ». Revue Québécoise de droit international, 2022, pp. 167-178. https://www.persee.fr/doc/rqdi_0828-9999_2022_hos_1_1_2600.

Whitaker, Richard. « Aimé Césaire and the Cyclops of Theocritus, « Idyll » 11 ». Acta Classica, vol. 57, 2014, pp. 246–48. http://www.jstor.org/stable/24593596.

Tobias, Michael. « On Thinking about Oneself ». The Kenyon Review, vol. 4, no. 1, 1982, pp. 9–25. http://www.jstor.org/stable/4335248.

Toumson, Roger, et Simonne Henry Valmore. Aimé Césaire : Le Nègre Inconsolé : Biographie. Châteauneuf-le-Rouge, 2002.