LE SORT DES HOMOSEXUELS PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE ET SON EXPRESSION CINÉMATOGRAPHIQUE DANS AMOUR À TAIRE
JOHN SUNUNU
La violence et la souffrance qui ont caractérisé l’époque de la Seconde Guerre mondiale ont aussi, par moments, créé des belles œuvres à beauté tragique, qui sont sorties des cendres du conflit et qui ont enrichi la littérature francophone. Le carnage — 25 millions de soldats — et la famine — 12 millions de personnes — ont ravagé les nations du monde. On peut soutenir que le crime le plus affreux, cependant, a été la déportation et la destruction systématique des minorités d’Europe. Entre 1939 et 1945, des citoyens européens non-aryens ont été tués dans le cadre d’un programme de meurtre allemand. Des juifs, prisonniers politiques, des Roms, des handicapés, et des communistes, parmi d’autres groupes minoritaires, ont souffert de l’incarcération dans le système allemand, où ils ont travaillé jusqu’à la mort dans des Arbeitslager (camps de travail) ou ont été immédiatement exécutés dans des camps d’extermination . Mis à part la communauté juive, aucune de ces minorités, toutefois, n’a autant souffert en matière de taux de mortalité que la population homosexuelle en Europe. Après les juifs, les homosexuels ont eu le taux de mortalité le plus élevé à 60%. Puisque le parti nazi soutenait que les homosexuels menaçaient les valeurs de l’État, le ministre de la propagande Joseph Goebbels a commencé une campagne « d’extermination à travers le travail ». Une fois emprisonnés dans les camps et marqués avec le triangle rose, symbole de l’homosexualité, les prisonniers homosexuels recevaient un traitement « exceptionnellement cruel » et étaient même battus à mort par les autres détenus.
Examinons la question suivante qui a de multiples facettes : quel était le devenir de la population homosexuelle européenne et française pendant la deuxième guerre mondiale ? À la suite d’un peu de contexte historique, nous allons d’abord examiner la montée de l’homophobie au sein du parti nazi et les horreurs dans les camps de concentration dans lesquels les gays ont été emprisonnés : a castration fréquemment imposée, l’exécution publique, les expériences médicales invasives, et l’abus sexuel endémique. Ensuite, nous allons parler des épreuves supplémentaires que les prisonniers homosexuels ont dû affronter en nous appuyant sur le film Un amour à taire, réalisé en 2005 par Christian Faure. Il décrit l’histoire d’un jeune parisien gay emprisonné dans un camp de travail et tente de reconstruire les expériences personnelles de Pierre Seel, le seul homosexuel français à avoir témoigné ouvertement de son incarcération dans le camp de Schirmeck.
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Avant l’ascension du parti nazi, l’Allemagne était un des pays les plus tolérants envers les homosexuels et sa capitale, Berlin, était connue pour sa culture gaie. Magnus Hirschfeld, un docteur allemand devenu personnalité politique, a fait campagne sans relâche pour les droits des homosexuels. Il a publié une brochure influente intitulée Ce que le peuple devrait savoir du troisième sexe, distribuée à 50.000 exemplaires. Ses efforts ont permis la reconnaissance de la population gaie comme minorité « définie, vulnérable, et officielle ». L’année suivante en 1897, Hirschfeld a établi le Comité scientifique humanitaire qui a été le premier groupe à revendiquer les droits pour les homosexuels et les transsexuels. L’homosexualité est rapidement devenue un sujet polémique en Allemagne et des hommes homosexuels, y compris des personnalités célèbres, ont annoncés de façon publique leur sexualité. Après la fin de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne a commencé à réexaminer soigneusement ses valeurs nationales. Avec une tolérance plus approfondie pour les différences sexuelles, pendant les années 20 la vie gaie a été acceptée par une majorité de la société urbaine. Les bars et les boîtes de nuit homosexuels ont été ouverts dans les grandes villes allemandes et le nombre de publications gay est monté en flèche. Berlin est devenu le « synonyme de la culture gaie » : il y avait plus de journaux homosexuels à Berlin en 1920 qu’à New York en 1980.
Or, comme la République de Weimar, instable politiquement, commençait à s’effondrer à cause de l’hyperinflation, des extrémistes politiques, et d’une récession économique prolongée, le peuple allemand s’est mis à « chercher des boucs émissaires pour les maux qui lui arrivaient ». Les homosexuels, ainsi que les juifs, sont devenus des cibles faciles car leurs communautés relativement prospères et dynamiques étaient localisées dans de grandes villes et car ils n’ont pas fait partie de la « race supérieure » du parti d’Hitler. En 1933, Adolf Hitler, le chef du parti nazi, a invoqué une loi ancienne anti-pornographique pour interdire toute publication ayant des connotations homosexuelles. Son gouvernement a ensuite fermé les bars, les hôtels, et les bains-douches homosexuels de la ville. Des librairies homosexuelles et l’institut de Hirschfeld ont été brûlés dans des actes d’incendie criminel. Comme c’était le cas pour plusieurs minorités non-aryennes dans les territoires sous contrôle allemand, leur destin allait bientôt empirer.
Contre le « bolchevisme sexuel » de la République de Weimar des années 20, le parti nazi a essayé de contrôler la moralité de sa jeunesse, ce qui a eu pour résultat une interdiction sans exception des actes homosexuels. En effet, la doctrine hitlérienne était que le grand nombre d’homosexuels avait pour conséquence une natalité en baisse et donc un nombre moins important de citoyens pouvant être endoctrinés. Ce qui s’est ensuivi a été une « persécution inévitable et massive » des hommes gais en Allemagne et en France occupée. Ainsi, Hitler a décidé d’utiliser l’homosexualité pour éliminer ses opposants politiques. Dans une affaire scandaleuse nommé « le coup Röhm », Hitler, au nom d’un « adversaire résolu de la conduite immorale », a fait tuer le commandant de la division paramilitaire SA soupçonné d’être homosexuel. Goebbels a déclaré que les homosexuels allemands complotaient afin de « faire tomber l’État et [de] faire se répandre l’homosexualité ». Les politiciens nazis sont devenus « obsédés par le danger homosexuel » après la publication d’un livre intitulé Homosexualité et Désaccord. Cette œuvre expliquait qu’à cause des homosexuels, les hommes allemands étaient constamment exposés à la séduction et que cette maladie — l’homosexualité — pourrait donc se propager. Les nazis n’ont pris aucun risque. Sur les dix ans à venir, 100.000 hommes gays ont été déclarés coupables de « vice anormal » par des tribunaux allemands. Selon la gravité de la situation — par exemple la présence de la séduction et les âges des partenaires sexuels — on envoyait ces hommes dans des prisons fédérales ou en camps de concentration. Environ 15.000 hommes homosexuels ont été mis dans des camps de travail pendant la deuxième guerre mondiale. Notamment, seule l’homosexualité masculine était criminalisée en raison de l’interprétation traditionnelle de la sexualité et des répartitions des rôles du genre par les Nazis où on s’attendait à ce que les femmes jouent un rôle passif.
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À cause de la taille relativement réduite du groupe des homosexuels comparé aux juifs, les prisonniers homosexuels ont été séparés de la majorité des autres détenus et ont reçu une « attention spéciale ». La torture était une des caractéristiques de l’expérience homosexuelle dans les camps. Les homosexuels étaient parmi les 400.000 personnes stérilisées pendant la guerre. Bien que la plupart des citoyens allemands aient été stérilisés avec la radiation, les prisonniers homosexuels ont été castrés. De telles opérations ont été exécutées sans anesthésie et ont eu tendance à devenir infectées. La castration était généralement équivalente à une sentence de mort. Un docteur nazi, nommé Vaernet, a castré 15 hommes qui sont tous morts d’infections tissulaires phlegmoneuses et suintantes. Des prisonniers gays ont été les cibles des castrations car les docteurs nazis croyaient que les changements d’hormones « guériraient » leur sexualité. Selon certaines sources, des allégations de torture sadique dans les camps datent de 1935.
Les homosexuels ont aussi été soumis aux « expériences les plus cruelles et humiliantes » du régime nazi. Les docteurs ont utilisé ces prisonniers comme des cobayes pour des nouvelles méthodes d’amputation. Ils ont été torturés dans des chambres froides et puis exposés à de fortes chaleurs, ce qui résultait en peau noircie et cœurs qui ne battaient plus. Des docteurs SS ont également intégré l’humiliation aux expériences avec plusieurs rapports qui racontent en détail comment des détenus ont été sanglés sur des tables médicales et ont reçu des examens extensifs gastro-intestinaux et urologiques avec de nombreuses prises de tissu et de semence. En plus de ces autres affronts, les surveillants des camps et les autres détenus ont abusé des prisonniers homosexuels. Les prisonniers hétérosexuels ont souvent violé les prisonniers homosexuels quand ils ont été logés ensemble. Un survivant se souvient que deux meurtriers condamnés l’ont violé deux fois en criant « pédé » dans un camion qui les transportaient à un camp de travail. Dans d’autres cas, des soldats sexuellement frustrés ont arraché de force des faveurs sexuelles à ces prisonniers. À d’autres occasions, les surveillants battaient les prisonniers homosexuels à mort et encourageaient les hétérosexuels à faire la même chose ; d’après un homme gay qui a survécu aux camps, suite à une raclée policière, « on s’est rarement échappé vivant ». Ironiquement, plusieurs détenus homosexuels ne sont pas morts à cause du régime nazi mais plutôt à cause des blessures infligées par les autres prisonniers.
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Le film Un amour à taire, réalisé en 2005 par Christian Faure, aide le spectateur à se construire une image de la souffrance homosexuelle dans les camps de concentration. L’intrigue tourne autour de deux amants clandestins habitant à Paris, Jean et Philippe. Leur vie secrète et tranquille a été chamboulée quand le frère de Jean, Jacques, a fait arrêter Jean par la police secrète. Après avoir découvert que Jean est homosexuel, ils l’envoient dans un camp de travail pour sa « réhabilitation ». Une scène bien analysable vers le début du film montre clairement les conditions dans les camps et le traitement des prisonniers. L’extrait commence avec le fondu en noir de la scène précédente ; pendant quelques secondes, on n’entend que le cliquetis des pioches quand soudain une nouvelle scène apparaît. Jean se trouve au milieu d’un plan rapproché ce qui permet au spectateur de voir les rides sur son front, les gouttes de sueur, et la fatigue dans ses yeux. La caméra dézoome vers un plan américain pour qu’on puisse voir le reste de son corps. Ce changement de cadre met l’attention sur les mouvements de ses bras musclés ; on comprend que malgré son épuisement, il va continuer à travailler, exemple clair de son défi qui dure à travers la séquence. Ensuite, nous entendons une voix extradiégétique suivie d’un champ-contrechamp entre Jean, notre protagoniste, et son compagnon Rudy qu’il a rencontré dans le camion qui les conduisait au camp. Le champ-contrechamp non seulement facilite le dialogue entre les deux personnages mais nous permet de plus de voir la vaste étendue du camp de travail qui s’allonge sur toute la surface du champ visuel.
La deuxième partie de la conversation de Jean et Rudy est accompagnée par un changement de cadre vers un plan d’ensemble. Ce nouveau cadre inclut les officiers du camp de concentration qui font des rondes en entrant et quittant le champ de vision. À ce moment, les souffles de Rudy deviennent davantage rauques et ses phrases deviennent hachées et agitées. La caméra zoome sur le plan pour créer un plan rapproché et on voit qu’il s’est mis à pleurer à cause de la fatigue. Son corps commence à se tordre de douleur et ses mots vont crescendo avec une répétition constante et pitoyable de « n’approche pas ». Dès que Rudy se rend compte qu’il va bientôt s’écrouler pour cause d’épuisement, l’angle de la caméra s’abaisse vers une contre-plongée, ce qui donne une vue de sa tête du point de vue des pierres qu’il extrayait avant, une sorte de changement de rôles avant la mort. La caméra change de position encore une fois pour que les deux personnages soient dans le même cadre et montrent clairement leur dualité ; la colère et la peur de Rudy au premier plan se juxtaposent avec l’expression soucieuse de Jean à l’arrière-plan. L’éclairage de la scène renforce ce contraste. Les ombres tombent sur le visage de Rudy, une préfiguration de son sombre sort, tandis que la figure et le corps de Jean sont illuminés par la lumière du jour, voilés et obscurcis, ce qui indique qu’il est incapable d’aider.
Brutalement, le cadre change encore une fois pour un plan de demi-ensemble où on voit que le poids de la pioche fait effondrer le corps de Rudy. Pendant qu’il tombe par terre, le cadre change en une vue où on voit des soldats du camp armés qui courent vers Rudy. Jean commence à courir vers son ami mais le champ devient une plongée pour qu’on puisse voir le soldat qui lui donne un coup de pied. Le changement constant des angles de la caméra nous permet de voir chaque détail de la scène de nombreux points de vue. Les 20 secondes suivantes du clip utilisent la technique cinématographique de champ-contrechamp pour nous permettre de voir les deux centres de l’action : Rudy, criant, est traîné loin de Jean pendant que Jean halète et regarde fixement la violence. Finalement, la caméra fait le point sur Rudy. Les officiers le déshabillent et mettent un sac de toile sur sa tête et ses épaules. Le cadre en plongée indique l’équilibre dans la scène : les soldats apparaissent grands et Rudy paraît petit, impuissant, à genoux par terre comme s’il offrait une prière finale. Un soldat entre dans le cadre par derrière, portant un lance-flammes dans ses bras. Tout d’un coup, il allume Rudy qui commence à hurler d’une voix plaintive. Le feu, la fumée, les flammes, et la chair brûlante s’enflamment tous ensemble pendant que la caméra change en un plan panoramique pour capturer cette exécution publique à chaque angle horrible. Dans les dernières secondes du clip, la caméra nous permet de voir l’extrémité du corps calciné juxtaposée avec Jean qui pleure au fond du cadre. Un amour à taire donne donc un aspect humain à la souffrance des prisonniers dans les camps de concentration.
Bien que la fin de la deuxième guerre mondiale soit arrivée en 1945, le sort de la population homosexuelle n’allait pas s’améliorer rapidement. L’Allemagne, qui était autrefois le pays le plus tolérant dans le domaine de l’homosexualité en Europe, a régressé de plusieurs décennies. D’autres nations, y compris la France, ont souffert d’une manière similaire. Des lois anti-homosexuels sont restées en place à travers l’Europe jusqu’aux années 70. Des survivants qui voulaient témoigner et qui désiraient partager leurs expériences ne pouvaient le faire de peur de passer du temps en prison. Des réparations et des pensions de l’État, données aux autres victimes de l’Holocauste, ont été refusées aux hommes homosexuels jusqu’à l’année 1994. Ces personnes ont même dû rester sur les listes officielles des délinquants sexuels. Les crimes du gouvernement du Troisième Reich ont été ignorés jusqu’aux années 80 et l’État allemand a seulement demandé pardon en 2002. Les stéréotypes contre les homosexuels véhiculés par les Nazis ont créé un héritage qui s’est perpétué et qui, d’une certaine façon, continue à avoir des conséquences pour les homosexuels de nos jours. La minorité homosexuelle a courageusement affronté la discrimination, la marginalisation, et le traitement inhumain dans les camps de concentration ; malgré les meilleurs efforts de la police française collaborative dans Un amour à taire, la communauté gay continue à prospérer et à se battre pour leur place dans la mémoire de l’Holocauste.
ÉLÉMENTS BIBLIOGRAPHIQUES
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