LEIRIS & GENET : À LA RECHERCHE DE LA TRANSGRESSION

Eleanor Michotte

Les « actes » de Michel Leiris

Dans la préface de L’Age d’homme, Michel Leiris annonce son intention de « faire un livre qui soit un acte ». Dans ce contexte, le mot « acte » est assez inattendu, surtout vue que Leiris l’utilise à plusieurs reprises dans la préface pour faire référence à l’acte sexuel. En l’utilisant ici, Leiris associe donc son projet autobiographique au coït. Et, effectivement, dans L’Age d’homme, Leiris lie fortement « l’acte » autobiographique à l’acte sexuel.

Nous en voyons la preuve dans cette même préface, où Leiris explique qu’il a décidé d’«écrire le récit de ma vie sous l’angle de l’érotisme… la pierre angulaire dans l’édifice de la personnalité) ». Son autobiographie réalise cette intention : elle saute entre divers épisodes fragmentaires qui ont chacun moulés la sexualité croissante de l’auteur. Dans ces épisodes, Leiris ne se passe sur aucun détail. Il tient bon à la promesse qu’il a faite dans la préface, celle de raconter au lecteur « toute la vérité, et rien que la vérité », ne cachant ni son dégout pour le sexe féminin (qu’il compare à « une chose sale ou…une blessure »), ni ses maladies intimes, ni même sa peur constante de la castration. Pour Leiris, alors, le rôle d’autobiographe semble être de « mettre à nu certaines obsessions d’ordres sentimentale ou sexuelle ».

Son utilisation du mot « nu» est ici d’une importance particulière, car elle établie une comparaison implicite entre l’acte autobiographique et le dénudement qui précède l’acte sexuel. C’est une comparaison que Leiris pousse encore plus loin quand il utilise l’image récurrente du matador et du taureau pour décrire les deux. Il nous raconte que, quand il était petit, son frère ainé lui a fait croire que « la perte de virginité pour homme ne pouvait se produire qu’avec douleur et effusion sanglante ». Enfant, «le coït » lui paraissait donc « comme un acte… éminemment dangereux ». Mais Leiris souligne aussi que « une acte » autobiographique, est tout aussi périlleux. Il précise que l’auteur qui se dénude dans son livre – c’est a dire, qui « confesse[…] publiquement certaines des déficiences » – éprouve le même  « moment de danger et de menace » que celui qui se dénude pour un acte plus charnel. Dans les deux cas, « l’acte que cela représente [fait également de lui] une manière de torero » qui risque d’être pénétré ou bien sexuellement, ou bien par la désapprobation des ses lecteurs.

Leiris associe également son acte autobiographie à l’acte sexuel quand il parle de son style narratif. Il nous avoue que, «pour moi, l’idée de l’antiquité est liée » tout autant avec la « nudité » qu’elle est avec la « sévérité même, ce ‘classicisme’ » de son écriture. Leiris implique donc qu’il a soigné son style écrit pour se dénuder psychologiquement en exposant aussi franchement que possible les histoires charnelles qui ont affectés sa psychologie.

Cependant, Leiris explique aussi que ce même style narratif lui permet de « ramasser ma vie en un seul bloc solide… pour m’assurer contre la mort». C’est une admission très important, car Leiris admet aussi que « l’amour » (y-compris faire de l’amour) « et la mort… sont pour moi choses si proches ». En suggérant qu’ils ont chacun une relation inverse avec la mort, il peut ultimement démontrer qu’écrire et le coït sont, dans L’Age d’homme, d’actes jumeaux. Finalement, alors, Leiris suggère que seul l’acte autobiographique puisse le sauver de la mort dont il croit que l’acte sexuel lui fait courir le risque.

Genet : La beauté des voleurs

Dans Journal du voleur, Jean Genet affirme qu’il a « vécu dans la peur des métamorphoses ». Comme c’est le cas d’une bonne partie des évènements qu’il raconte dans cette autobiographie, cette remarque n’a qu’un rapport très lointain avec la vérité : en réalité, Genet place la métamorphose au cœur de son projet autobiographique.  Son autobiographie déforme également son passé et l’idée communément admise de la beauté ; dans son récit, Genet transmute la conception normale de la beauté et de l’amour en les liant non à la perfection physique, mais plutôt à la violence et à la transgression.

Nous voyons dès le tout début de Journal du voleur que, dans ce texte, Genet transforme la brutalité en beauté. Il ouvre le premier chapitre avec un comparaison entre « la délicatesse d’une fleur » (9), symbole stéréotypé de la beauté, et la « brutale insensibilité » des forçats (9). En proposant ainsi une correspondance inattendue entre les deux, Genet déforme immédiatement l’idée du lecteur de ce qui est beau. De même, Genet tend notre perception de la beauté chaque fois qu’il décrit un de ses amants. Il a tendance à montrer que les hommes avec qui il a eut des histoires d’amour n’ont « aucune beauté régulière » (148). Ce que Genet trouve « étincelante » (148) en eux est plutôt la présence « sur leur[s] visage[s] » de la « cruauté, [la] férocité » (148) ou de « la puissance » (149) : à savoir, des qualités conventionnellement jugées laides, et qui suggèrent une nature brutale. Evidement, alors, dans livre, Genet corrompre ce que le lecteur tient comme beau, puis embellit la brutalité : il transmute totalement nos principes esthétiques à fin de mieux évoquer le monde des voleurs, où la brutalité est beaucoup plus désirable que la délicatesse.

Il n’est donc guerre surprenant que Genet s’attarde également sur les mutilations diverses de ses amants. Des traits tels que des « dents gâtées… l’œil crevé » (60) ou le nez déformé d’Armand lui ont un charme, ce que Genet nous laisse deviner quand il précise qu’à la première vue de la main amputé de Stilitano, il a « rougi » involontairement (35). Ces mutilations physiques sont, pour Genet, des véritables objets de fétichisation, sous ses yeux, elles métamorphosent en traits sexuellement attirants. Par exemple, Genet nous présente la main amputée de Stilitano comme un sorte de double du sexe que Stilitano refuse de lui laisser voir : quand Genet observe ce bras, il pense au «  sexe… [dans lequel] j’espérais que la vigueur de son bras coupé s’était ramassée » (24). Genet nous montre donc que la virilité brutale des criminels lui est beau parce qu’elle a pour lui un côté érotique. Voici pourquoi il a « bandé pour le crime » (11): elle lui a donné accès à l’« univers interdit » (10) des « hommes, de leur brutalité » dans laquelle la puissance virile permet à la fois l’attaque et l’amour, et où les principes esthétiques soutenus par l’autobiographie conventionnelle sont aussi déformés que les voleurs.En transmutant notre perception conventionnelle de la beauté, Genet créé ce que Sartre a nommé « une cosmogonie sacrée » (5) dans laquelle les ‘héros’ sont des criminels gâchés et brutaux. Mais, paradoxalement, ceci « héroïs[e] » (305) en même temps le monde criminelle car, en fusionnant la virilité, la violence, l’homosexualité et la beauté, Genet invoque très implicitement les héros classiques des épopées. Sa métamorphose de la brutalité en beauté dans Journal du voleur embellit sa cosmogonie tout en même temps que cette cosmogonie corrompe tout dont le lecteur croirait normalement beau.