PARADISU IN A GIUNZIONE

NAM NGUYEN

à Castello-di-Rostino, d’après Ashbery et Eliot.


Énormément à nouveau : le printemps. Et le soleil
qui profile chaque poussière du matin sur ta joue endormie.

On se peigne avec ce soleil, le laisse dans la cuisine

préparer notre repas, dorer les mimosas
de la randonnée d’hier, tenir le café au chaud.
Menu du jour :
Tartines, beurre d’arachide, confiture, yaourt aux céréales,
œufs brouillés et lardons. Et bientôt,
un chien aboiera et une symphonie commencera.
Sont-ils bien rentrés, demandes-tu : ceux qui nous ont suivis

jusque chez nous hier soir, depuis la gare de Ponte-Novu ?
Ou sont-ils tombés amoureux du mystère, lui sont-ils restés fidèles

jusqu’à se faire renverser ?
Tu leur as donné des noms machistes, des noms de durs :
Chad, Brock, Spencer,
comme s’ils étaient nos gardes
ou bien des hommes transformés en chiens,
condamnés à une vie subordonnée.

On est aimés ici, dis-tu : plus que l’on ne pourrait le croire
étant donné le silence, le silence impondérable des humains.

Quel jour de la semaine est-il ?
Rien a-t-il d’importance ?
Le bleu du ciel s’affinera, s’épaissira, s’abîmera
se renouvelera comme le printemps, sans faute.

Oserai-je ouvrir la bouche

et déranger l’univers ?

Demande donc à un arbre comment agir. Allez. Pose-lui la question,

lui qui ne dit rien sur notre « longtemps »,
lui qui a vu des vies fleurir et réduites en cendres,

lui qui existe et existera,
aime et aimera sans relâche aucune.

Mais le temps n’a son importance
qu’en instants
et celui-ci est précieux. Cela suffit.
De ta pêche tu prends une bouchée copieuse
comme si c’était de mon cœur, et je m’incendie.

Oserai-je ouvrir ma bouche

et pousser l’instant jusqu’à sa crise ?
effleurer une mèche de tes cheveux
pour qu’elle puisse rider à nouveau sur ton front ?

Ou devrais-je rester muet,
comme le boucher qui vient tous les trois jours :
lui qui ne parle qu’à bon escient

aux étrangers, ne leur parlant
que des coupes de viande, du prix de chacune

avec la prudence des enfants
face à un camion de glaces,

mais avec des habitués c’est un vrai bavard,

le chef joyeux d’une symphonie corse.

Moment propice, nous disent-ils : de ne rien faire,
mais car vous avez vingt ans et n’en avez pas l’habitude,
allez visiter notre fameux pont
en ruines maintenant, imprégnez-vous des vestiges de la bataille

à la base de ce qu’on est devenus,
et allez, rejoignez-nous au bar
jeudi, pour une soirée karaoké ! On adore la musique américaine.
Quand on vit dans des grandes villes, dis-tu : pas comme celle-ci,

on se désintéresse de la plupart des habitants
et notre haleine est toujours invisible,

immolée parmi tant d’autres
dans l’intérêt d’un grand ordre

qui n’a pas beaucoup de sens, quand on y pense.

Ne nous disputons pas, donc,
car on aura toute notre vie à se disputer,
à faire la sourde oreille, chacun son tour ;

ne retenons pas notre souffle
et allons chanter, donc,
car on passera toute notre vie dans le silence :
le silence mortel de nos désirs.

Au dernier jour du voyage,
les chiens nous ont suivis jusqu’au pont.

C’est toi qui as perdu la guerre froide,
te retournant pour les caresser.

Plus de 500 morts, à la bataille de Ponte-Novo, il y a 200 ans :

beaucoup d’entre eux sont enterrés ici, dans le cimetière.
C’est sur ce pont que la Corse se fit rattacher à la France,

là où un rêve s’acheva
pour en accueillir un autre :
celui d’empire, de pouvoir, de sang et de larmes.
On en regarde les ruines

et mange notre salade en silence.
L’air est sacré ici,
se dépose différemment :

même les chiens ne font plus les cents pas.

On rentre à la maison dans la bruine
sur l’air d’une chanson qu’on a chantée
à la soirée de la veille :
« Let It Be » des Beatles.
Le ciel est recouvert d’une fine couche de cendres
et les mimosas brûlent comme des torches
murmurant dans la brise prophétique.
On est tout mouillés, t’exclames-tu en riant : avant de dire
quelque chose que j’aimerais bien

n’avoir pas ruminé cent fois déjà :

que tu préférerais qu’on soit à l’intérieur.
Mais tu ne dirais jamais ça
si on y était en ce moment, non ? rétorqué-je,
peut-être à tort et à travers
car tu fais silence, fixes tes baskets d’un regard si gris
qu’il peut égaler la boue dessus

ou les nuages là-haut.

Suis-je trop ingénu ?
Ne vois-je toujours pas ?

La nature a des façons astucieuses
de trouver nos faiblesses les plus mortelles.
Elle nous a donné l’essence de notre communion,

qui reste là, dans le sol,
aussi mûre qu’un cœur dédaigné
malgré toute la boue cousue par-dessus

par les cieux bleus de cette île
foulée par nos naïfs pieds et nos lèvres muettes d’amour.

Comment, dès lors, se risquerait-on ?

Comment devrait-on commencer ?

NAM NGUYEN est doctorant en première année en français à l’université Yale. Ses recher- ches portent sur les littératures (post) coloniales des 20e et 21e siècles, avec un fort accent sur l’Indochine (post)colo- niale, la guerre du Viêt Nam et les auto- fictions transdiasporiques. En dehors de ses études, il s’essaye à l’écriture créative et à la poésie.