SARRAUTE ET GUIBERT : À LA RECHERCHE D’UN SOI DÉDOUBLÉ

Eleanor Michotte

Le soi dédoublé de Nathalie Sarraute

Dans son célèbre article « Conversation et Sous-Conversation », Nathalie Sarraute affirme que l’intérêt essentiel du nouveau roman est « la mise à jour d’une matière psychologique nouvelle »1). Dans Enfance, Sarraute suit ce même principe : la structure de son autobiographie est une réflexion complexe de sa psychologie plutôt qu’un récit limpide et direct.

Dans Enfance, Sarraute reproduit la structure et le processus de sa propre mémoire. Son récit saute brusquement entre divers épisodes : elle donne une description des «  grilles du Grand Luxembourg », puis bondit directement à une visite de sa grand-mère. Ces épisodes ne sont pas chronologiquement contigus ; ils sont liés dans le récit parce que le narrateur les associe dans sa tête. Une méditation sur un ciel dans lequel « je me fonds » précède le souvenir d’un «brouillard qui monte jusqu’à l’hôtel ». Le brouillard et le ciel inspirent les mêmes sentiments de transcendance.

Les liens entre les épisodes deviennent de plus en plus clairs au fur et à mesure que progresse l’autobiographie. Ainsi, Sarraute recrée dans son œuvre une curiosité du souvenir : ceux de notre plus jeune enfance sont les plus vifs, les plus courts et les plus confus. Le récit épisodique d’Enfance propose donc exactement l’expérience d’un narrateur qui se souvient de ses jours de jeunesse. Le lecteur se voit entraîné sur le fil de pensée de celui-ci comme un funambule : en équilibre, mais devant se concentrer pour ne pas tomber dans le vide.

Or, le narrateur de l’autobiographie ne suit pas le modèle classique qu’on lui supposerait. Sarraute multiplie son sujet: elle divise son narrateur en deux « soi » en constant débat. Chacun connaît parfaitement les pensées de l’autre, ce qui lui permet d’interpréter les phrases incomplètes ou fausses de l’autre et le châtier « Admettons-le » quand l’autre veut « essayer d’imaginer ». L’un semble alors être la voix de la « conversation », du conscient, l’autre de la « sous-conversation » ou du subconscient. En divisant cette voix textuelle, Sarraute recrée sa propre psychologie : elle dramatise les pensées qu’elle réprime. Son narrateur divisé n’est donc pas qu’une personne qui raconte son enfance: il personnifie ce que c’est que de s’en souvenir.

Sarraute répète ce débat entre le conscient et le subconscient dans ses premiers souvenirs, quand elle déchire un coussin après avoir écouté la calme interdiction de la bonne allemande, « ‘‘Nein, das tust du nicht’’ » [« Non, tu ne feras pas cela »]. Cette consigne rappelle les premiers mots de sa voix subconscients, quand elle demande au narrateur « Alors, tu vas vraiment faire ça ? »

Ainsi, pour Sarraute, l’autobiographie « ranim[e] » le passé, le recrée dans la tête de l’auteur-narrateur. Le vrai drame d’Enfance est donc celui qui a lieu dans la tête contemporain de son narrateur. Sarraute comprend que le passé existe de nouveau uniquement dans ses pensées. Et elle nous communique ce passé comme il lui revient : avec une structure fragmentaire et un narrateur déchiré. La structure narrative d’Enfance, qui recrée la topographie du paysage mental de l’auteur-narrateur, est essentielle au projet littéraire de Sarraute : communiquer son passé « vivant [….] » qu’elle a « ranimé » en elle-même.

« Je me suis vu » : Les reflets d’Hervé Guibert

À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie ne raconte pas la vie d’ Hervé Guibert, mais sa chute vers la mort. Afin de nous montrer le sens de disruption que son destin macabre lui fait éprouver, Guibert esquisse dans ce texte un autoportrait de ‘deux Guiberts’: à savoir, du Guibert du passé récent, qui ignore d’abord qu’il a le sida, puis croit qu’il en sera sauvé; et de l’écrivain affaibli qui a accepté son sort et qui écrit son autobiographie alors que ses forces diminuent.

Guibert explore l’idée d’une identité dédoublée dans ce texte en faisant plusieurs références importantes à un miroir. Son reflet devient pour lui le symbole de son être malade, un symbole auquel il ne s’est pas encore mentalement associé.  Il avoue qu’ « il aurait fallu que je m’habitue à ce visage décharné que le miroir chaque fois me renvoie comme ne m’appartenant plus ». Ce qu’il voit dans le miroir n’est plus la tête bouclée qu’il associe à sa vie et à ses amours, mais plutôt « une tête de mort ».

Son reflet solennel oblige Guibert à confronter ce qu’il désire à tout prix ignorer. C’est dans « le miroir de la salle de bain » qu’il découvre « cette chose inconnue pour moi, de petits filaments blanchâtres », un « signe catastrophique » de la progression du sida. De même, c’est dans un miroir que sa rivale Marine lui réapparait de façon inattendue. Guibert ajoute que ce miroir est « équidistant » des deux, ce qui « nous permet de nous voir l’un et l’autre », comme si, pour chacun, l’image de l’autre est son propre reflet. Marine devient elle aussi un ‘double’ de Guibert, pour qui elle a longtemps été une ennemie jurée, et pour qui elle représente le succès international qu’il aurait pu avoir si il avait échappé à la maladie.

De manière plus générale, ce livre est rempli de personnages qui sont à leur manière des ‘reflets’ de Guibert. Un des exemples les plus frappants de cette correspondance est le jeune homme que Guibert et Jules voient sur le boulevard Saint-Marcel. Ils font cette rencontre alors qu’ils attendent leur tour pour un test de sida. Guibert dit que sa « vision terrifiante » du jeune homme « nous projetait un semaine en avant… comme si nous le vivions au même moment ». L’apparition de ce garçon a donc le même effet que le reflet de « filaments blanchâtres » : il montre à Guibert son présent et son futur de malade.

Ultimement, dans un des derniers chapitres du livre, Guibert nous dit que « je me suis vu à cet instant par hasard dans un glace et je me suis trouvé extraordinairement beau ». Ce moment nous montre que, à la toute fin de son histoire – et de sa vie – Guibert s’est enfin réconcilié avec la mort.

NOTES

  1. Sarraute, Nathalie. ‘Conversation et sous-conversation’, L’ère du soupçon. Paris : Gallimard (1956)